quarta-feira, 3 de outubro de 2012

Les théories de la justice

«L'idée que chaque individu compte autant qu'un autre est au coeur de toutes les théories politiques acceptables. »
Comment concilier la justice et la liberté ? Will Kymlicka, professeur au Canada, auteur d'un livre remarqué sur le multiculturalisme (1), a fait de cette question le fil conducteur de cet ouvrage. C'est aussi l'un des problèmes les plus souvent débattus par les philosophes anglo-saxons qui, autour de John Rawls, de Ronald Dworkin, de Charles Taylor et d'autres encore, animent une discussion permanente sur la démocratie moderne et son devenir. W. Kymlicka appartient au cercle des intellectuels les plus au courant de la philosophie politique d'outre-Atlantique et fait avant tout, dans ce texte rédigé en 1992, un travail de présentation, d'éclaircissement et de critique des principaux courants impliqués dans cette discussion. Pour cette raison, et en dépit d'une certaine difficulté de lecture, son introduction aux théories de la justice est précieuse pour le lecteur français. Il est difficile actuellement de trouver un ouvrage qui présente les discussions sur la justice sociale autrement que sous la forme d'alternatives entre la « gauche » et la « droite », le « communautaire » et « l'individuel », le social et l'économique, etc.
Pour W. Kymlicka, ces alternatives ont vécu et n'offrent aucune solution. En effet, elles s'opposent les unes aux autres, mais ne correspondent à aucune réflexion philosophique fondamentale. En philosophie morale américaine, la forme de pensée la plus courante est l'utilitarisme, selon lequel la justice se mesure à l'utilité d'une action ou d'une règle, et non à son intention.
W. Kymlicka relève qu'en vingt ans, l'utilitarisme a produit des conceptions si contrastées de la justice sociale qu'elles couvrent à peu près tout le spectre des positions politiques connues, de la gauche à la droite. En effet, si l'on mesure l'utilité collectivement, on se soucie peu de la détresse des pauvres, et on se félicitera de toutes les mesures qui favorisent les affaires. A l'inverse, si l'on est attaché au respect des droits de la personne humaine, on jugera utiles les mesures de redistribution qui empêchent les pauvres de souffrir trop cruellement.
Cette impuissance du raisonnement utilitariste à énoncer une théorie de la justice sociale est, selon W. Kymlicka, à l'origine d'un renouvellement de la philosophie politique aux Etats-Unis. Différents courants « libéraux » (c'est-à-dire plutôt sociaux-démocrates), « libertariens » (ultra-libéraux en Europe), marxistes, communautariens, féministes, etc., s'expriment aujourd'hui dans le champ de la philosophie morale. Une telle éclosion de pensées si divergentes mène, à première vue, à l'impasse de la réflexion : si des valeurs aussi différentes que l'égalité, la liberté, le bien commun, l'androgynie doivent être satisfaites pour accéder à une société juste, alors les chances de les concilier sont minces. Pourtant, c'est bien ce que voudrait l'auteur. Il reprend à R. Dworkin l'idée que l'égalité de droit des êtres humains est en fait la condition implicite de toutes les théories modernes de la justice. Est-il possible d'en faire la synthèse ? Peut-être pas, mais, à défaut, W. Kymlicka nous entraîne à sa suite dans une présentation commentée des solutions « libérales », « libertariennes », « communautariennes » et féministes au problème de la justice sociale, sans nous proposer, par ailleurs, de théorie achevée.
Dépasser l'utilitaris-me: tel est donc selon W. Kymlicka, l'objectif des philosophes « libéraux », et en particulier de la théorie de la justice sociale de J. Rawls.
La pensée de Rawls, telle que la résume W. Kymlicka, combine en effet utilité et égalité : les inégalités n'y sont acceptables que si elles augmentent le bien-être de tous. Par rapport à d'autres conceptions « libérales », l'égalité selon Rawls est exigeante : elle dépasse le principe de l'égalité des chances et ne laisse aucune place aux vertus de l'égoïsme. La justice sociale selon Rawls s'appuie sur des qualités de transparence et d'honnêteté. Bref, comme le souligne W. Kymlicka, une telle conception exigerait, pour être appliquée, des réformes radicales. Cependant ni Rawls, ni Dworkin ne semblent conscients de cela et ils se soucient assez peu de la perpétuation d'inégalités foncières entre les classes, les ethnies et les sexes. C'est là leur faiblesse, selon l'auteur.
Inversement, il existe des courants de pensée radicaux dans leurs objectifs de réforme sociale, tels que les libertariens, les marxistes ou les communautariens. Cette fois, W. Kymlicka juge qu'ils ne tiennent pas assez compte des solutions libérales au problème de l'égalité. Les libertariens, par exemple, sont généralement classés à droite parce qu'ils mettent au-dessus de tout le modèle du marché et de la propriété privée. Pour Robert Nozick, par exemple, est juste toute distribution de ressources qui découle des libres transactions entre individus : les inégalités qui peuvent exister naturellement ne comptent pas. Aussi l'auteur lui reproche d'être incapable de résoudre le paradoxe suivant : comment peut-on s'interdire de lutter contre les inégalités au nom de la liberté de chacun, alors que certains handicaps représentent de véritables atteintes à la liberté et à l'autonomie de soi ?
Le marxisme, à l'opposé, passe pour une théorie particulièrement égalitariste, n'accordant qu'une place tout à fait secondaire à la liberté de l'individu. Sa dimension de justice sociale apparaît clairement dans la dénonciation de l'exploitation et de l'aliénation dans le travail en régime capitaliste. Pourtant, l'auteur réserve à ces deux notions l'essentiel de ses critiques. Leurs interprétations politiques, en effet, sont loin d'être claires : en quoi un capitaliste serait-il plus un exploiteur qu'un handicapé en régime socialiste, puisque l'un comme l'autre sont censés vivre de l'excédent dégagé par le travailleur ? Ainsi, la lutte contre les inégalités peut tomber sous le coup de la critique marxiste parce que, souligne W. Kymlicka, « la rhétorique marxiste de l'exploitation et de l'aliénation néglige les besoins spécifiques des non-travailleurs », à commencer par les femmes et les enfants... Dans la pratique, explique l'auteur, les marxistes ont opté pour une application simplifiée de l'égalité qui consiste à faire dépendre les droits de chacun du travail qu'il fournit, ce qui s'est révélé un échec social.
Le communautarisme est un courant de pensée plus récent, dont la couleur politique est ambiguë, mais qui, avec des auteurs comme C. Taylor ou Robert Sandel, aborde de front la question de la liberté et de la justice. Toutefois, les communautariens, plus que les autres, font dépendre l'exercice du choix de chacun de l'existence d'une communauté qui garantit cette liberté : en gros, l'individu est « sans qualité », c'est la communauté qui lui dicte ses préférences. Donc, l'attribution des ressources et des droits à chacun dépend plutôt d'un état de culture antérieur que d'une délibération libre des individus : à chaque communauté culturelle ses buts et ses usages. L'auteur ne cache pas la méfiance que lui inspirent ces modèles de morale politique : pour lui, il n'existe pas de tradition culturelle qui ne mène pas à l'oppression d'au moins une partie de ses membres. Le modèle de la société juste est donc à construire, il n'est là nulle part à portée de la main. Sans doute est-ce pour cette raison que - de manière un peu surprenante - son livre s'achève sur un chapitre sur le féminisme. Le féminisme est-il une philosophie politique ? Aux Etats-Unis, oui. Les deux points examinés sont les suivants : d'abord, dans une société démocratique, a-t-on le droit de s'immiscer dans la sphère des rapports privés (la famille, par exemple) pour mettre fin aux injustices que subissent les femmes?; ensuite, à supposer qu'une autonomie accrue leur soit allouée, la justice et la morale sociale des femmes seraient-elles différentes de celles des hommes ?
W. Kymlicka ne cache pas la sympathie que lui inspire la cause féministe : visiblement, pour lui, lutter pour mettre fin à la discrimination du sexe féminin, c'est aussi lutter pour une société plus juste. Mais, au bout du compte, il reste un tenant d'une forme universelle de morale : trop de sollicitude et d'empathie ont, selon lui, l'inconvénient de « menacer le principe d'équité et le principe d'autonomie» (de l'individu).
Bref, s'il fallait dégager des prises de positions de l'auteur une pensée qui lui serait propre, on retiendrait surtout qu'il se tient loin des positions radicales, par exemple en matière de culturalisme, de rationalisme, ou de féminisme. Sa posture est celle d'un « libéral », c'est-à-dire aux Etats-Unis d'un modéré, qui plaide pour rendre compatible les différentes exigences de la démocratie, et se garde d'ériger une théorie sur la base d'un seul principe (la liberté, la communauté, la discrimination positive). C'est sans doute pourquoi il n'adresse à J. Rawls aucune critique sévère, et réserve ses objections importantes à chacune des autres écoles.
Quant à son idée selon laquelle toutes les théories politiques moralement soutenables aujourd'hui partagent la même plate-forme égalitariste, au fil de son commentaire, W. Kymlicka semble par moment la perdre de vue. Elle est cependant plus importante qu'il n'y paraît. C'est en montrant à chaque fois comment l'ensemble des doctrines examinées définissent au moins une valeur par rapport à laquelle tous les individus peuvent être dits « égaux en droits », ou devraient l'être, que l'auteur dégage leur contribution à la réflexion actuelle. Aussi, son espoir s'exprime ainsi : « Si chaque théorie essaie de définir les conditions politiques, économiques et sociales sous lesquelles tous les membres de la collectivité sont traités sur un pied d'égalité, alors peut-être pouvons-nous démontrer que l'une d'entre elles réussit mieux que les autres à satisfaire le critère que toutes reconnaissent. » 

Couverture Mensuel N° 98

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