quarta-feira, 3 de outubro de 2012

Quelle justice voulons-nous ?

Tout le monde rêve d’un monde plus juste… mais au nom de quoi : l’égalité ? La reconnaissance ? Le respect de l’autonomie ? En fait, les principes de justice ne vont pas sans se contredire : faut-il par exemple privilégier l’égalité ou le mérite ? Existerait-il des inégalités justes ? Peut-on promouvoir une réelle égalité des chances ? Sur de telles questions, la cacophonie règne…
Qui ne se souvient de l’insupportable injustice, broutille ou non, dont il fut victime enfant ? C’est le jeune Jean-Jacques Rousseau accusé à tort d’avoir cassé un peigne de Mlle Lambercier qui, près de cinquante ans après, rédigeant ses Confessions, enrage encore. Ou le petit Georges Pérec à qui la maîtresse arrache une médaille pourtant méritée parce qu’il aurait volontairement bousculé une petite fille à la sortie de la classe (1)… Dans une cour d’école ou à la maison, victimes de camarades ou d’adultes, tous les enfants ont connu leurs injustices et la colère qu’elles ont générée… En guérit-on ? Rien n’est moins sûr. Il y a toujours un enfant en nous qui s’insurge, malgré la désillusion et le réalisme qui sont le (triste) privilège des années. L’injustice est première. Et pas besoin de raisonnements alambiqués, de grandes constructions théoriques pour en faire l’expérience.
Il y a les injustices criantes, incontestables. Celles qui font s’exclamer chacun d’entre nous. En 2006, rien qu’en dividendes, Bernard Arnault à la tête du prestigieux groupe LVMH a ainsi touché l’équivalent de 27 000 années de smic ! Mais la détermination de ce qui est juste ou non divise plus souvent qu’elle ne met d’accord. Ainsi la chatouilleuse question des impôts. Faut-il alléger la fiscalité et limiter la redistribution sociale ? Faut-il au contraire la soutenir afin d’aider les moins lotis dans notre société ? La question laisse souvent parler les intérêts particuliers. Les chefs d’entreprise sont ainsi nombreux à juger injuste une fiscalité étouffante qui ne reconnaîtrait guère les mérites quand les personnes aux revenus modestes estiment souvent les aides sociales insuffisantes pour pallier des inégalités insupportables. Tout le monde en appelle à plus de justice, mais sur un tel terrain, il semble bien difficile de s’entendre. Faut-il alors se résoudre à la cacophonie ?

Des inégalités justes?

Avec ses collaborateurs, le sociologue François Dubet est parti interroger les injustices au travail, menant l’enquête auprès d’un large panel de professions – aides-soignantes, cadres d’entreprise, ouvriers du bâtiment, hôtesses de caisse, vacataires de l’université (2)... Tous ou presque se plaignent des injustices dont ils sont l’objet ou les témoins. Tels la jeune vendeuse d’origine togolaise victime de discrimination, le fonctionnaire choqué de voir un collègue incompétent et peu investi avoir la même rémunération, l’aide-soignante soumise au mépris d’un système hospitalier ultrahiérarchisé, la serveuse qui se sent considérée comme une « bonniche »… Les travailleurs ne prônent pas tous l’égalité – loin s’en faut – et reconnaissent en général qu’il y a des inégalités justes. Tels ceux qui jugent normal de ne pas avoir un gros salaire parce qu’ils n’ont pas de diplôme. Ou ceux qui justifient les statuts des fonctionnaires par les concours. Mais sont montrés du doigt passe-droits et promotions canapé, castes et privilèges, exploitation et domination. Les avantages des autres sont critiqués alors même que les siens sont souvent jugés légitimes. Comment trouver un sens à un tel casse-tête ? Derrière la diversité des situations et des explications invoquées, F. Dubet repère trois principes de justice sollicités par ces travailleurs : l’égalité, la reconnaissance du mérite et le respect de l’autonomie. En effet, que pointe la dénonciation du racisme, du sexisme, du mépris sinon le manque d’égalité ? Les efforts non reconnus ou les pistons contreviennent au principe du mérite. Et c’est au titre d’un droit à l’autonomie que l’excès de stress, l’aliénation, le manque de marge de manœuvre et de responsabilités sont critiqués. « Lorsqu’on laisse parler les gens, on s’aperçoit qu’ils mobilisent des catégories philosophiques très élaborées pour étayer leurs propos, comme si tout le monde avait lu Aristote, Emmanuel Kant ou John Rawls… », constate le sociologue (3). À la différence que les philosophes cherchent à articuler les différents principes de justice là où les travailleurs les opposent souvent les uns aux autres sans chercher à les hiérarchiser ou à les accorder. Tout le monde veut plus de justice, mais s’appuie sur des principes différents. Non pas, du reste, que tel individu défende toujours le principe d’égalité et tel autre celui du mérite. Chacun d’entre nous fait appel à plusieurs conceptions de la justice qui sont parfois, et même souvent, contradictoires.
Il y a ainsi une tension inévitable entre égalité et mérite, puisque c’est au nom du mérite que vont être distribuées certaines inégalités, par exemple de salaire. Pour ceux qui défendent l’égalité, la concurrence des mérites favorise l’individualisme effréné, l’égoïsme, la course à l’argent, un système qui avantage ceux qui ont eu de la chance dans la vie. Raisonnement inverse que tiennent ceux qui au contraire critiquent les statuts abusifs, qui ne reconnaîtraient pas les talents et les efforts. Impossible pour autant dans nos sociétés de renoncer tant à l’égalité qu’au mérite. Si le terme de justice doit faire sens, il faut articuler les principes qui la définissent.
En 1971, un philosophe américain jusque-là peu connu décide avec témérité de relever le défi. Il s’appelle John Rawls et signe un livre dont le titre souligne toute l’ambition : Théorie de la justice (4). Parce que la justice doit faire taire les intérêts particuliers, il s’inspire de la théorie des jeux pour imaginer une fiction : une position originelle dans laquelle les individus sont placés sous un « voile d’ignorance », c’est-à-dire qu’ils ne sauraient rien de leur sort personnel – place sociale, sexe, religion ou aptitudes physiques, intellectuelles ou psychologiques. Quels principes de justice choisiraient-ils ? Voilà qui ne peut manquer de rappeler la fréquente allégorie faite de la justice représentée sous les traits d’une femme aux yeux bandés tenant une balance. La justice doit être impartiale et tenir en respect les intérêts personnels. Placés sous ce voile d’ignorance, ces individus selon J. Rawls seraient amenés à dégager par consensus deux principes : un « principe de liberté » et un « principe de différence ».

Le règne de l'équité

Le premier établit un égal accès au plus grand nombre de libertés individuelles : droit de vote et d’éligibilité, liberté d’expression, protection de la personne, droit à la propriété privée… Le second définit les règles de la justice sociale : les inégalités socio-économiques ne sont acceptables que si elles induisent en compensation des avantages pour les membres les plus défavorisés et si l’on respecte le principe d’égalité des chances. La justice n’est pas synonyme d’égalitarisme. C’est ce que J. Rawls appelle une conception de la justice comme « équité » (fairness). Les inégalités peuvent, à certaines conditions, avoir place dans une société juste. La théorie de J. Rawls essuya de nombreuses critiques : certains lui reprochaient de donner trop de place à l’État, d’autres d’avoir une approche individualiste et abstraite de la société, d’autres encore d’appréhender la justice uniquement en termes socio-économiques. Mais elle rencontra un indéniable écho dans des sociétés démocratiques tiraillées par une visée égalitaire (tous les hommes ne naissent-ils pas libres et égaux en droit ?) mais en prise avec une réalité moins idyllique, le fait que nous ne partons pas tous avec les mêmes chances dans la vie.

Vers une réelle égalité des chances ?

Aujourd’hui, c’est sans doute la question de l’égalité des chances, capitale dans le système rawlsien, qui est au centre de toutes les interrogations. Car, en théorie, elle est l’élément clé pour articuler liberté, égalité et mérite. L’égalité des chances garantirait qu’à niveau égal de talent et de compétence, tout un chacun a les mêmes perspectives de succès, quel que soit son milieu social et familial d’origine. Beau principe consensuel que personne ne renierait, en particulier dans la société française si attachée à la méritocratie républicaine. Et de songer la larme à l’œil au valeureux et courageux boursier qui grâce à ses efforts et à ses qualités parvient aux plus hautes fonctions… Ah, l’exemplaire Rachida Dati, fille d’un maçon immigré, ancienne aide-soignante, devenue ministre de la Justice ! Touchant tableau qui n’émeut guère les sociologues plus sceptiques sur la réalité de l’égalité des chances sur le terrain. Certes, l’école et l’université sont en droit ouvertes à tous, mais les enquêtes montrent bien que les origines sociales jouent un rôle déterminant. Si l’on considère les classes préparatoires aux grandes écoles, où se forme l’élite, on constate qu’elles comptent 54 % d’enfants de cadre supérieur ou d’enseignant contre 15 % d’enfants d’ouvriers et d’employés (qui représentent en sixième 50 % des effectifs) (5). Comment faire pour que l’égalité des chances soit autre chose qu’un slogan formel et hypocrite ?
Dans Repenser l’égalité des chances (Grasset, 2007), le philosophe Patrick Savidan interroge les présupposés de ce principe bien consensuel et pas seulement les conditions de sa mise en œuvre. La notion de mérite en particulier n’est pas aussi transparente qu’on le croit. Et J. Rawls ne s’y trompait pas. Il n’y a pas que des inégalités sociales : nous n’avons pas tous les mêmes capacités et les mêmes handicaps. En outre, si je suis dépourvu de talents utiles, est-ce de ma faute ? Et du reste, souligne P. Savidan, l’individu possède-t-il en propre ses talents ? C’est oublier que le mérite n’a de sens que dans une société qui valorise certaines capacités plutôt que d’autres et qui attribue les honneurs. J’ai des talents de trader  : dans le capitalisme financier qui prévaut aujourd’hui, c’est une grande chance, bien plus que d’avoir de stupéfiantes capacités en philologie. Il faut donc, selon P. Savidan, dépasser la conception d’une « justice sociale capacitaire » qui impute les inégalités aux individus et les rend responsables de leurs mauvaises positions sociales. Bref, sortir d’une vision hyperindividualiste qui en plus culpabilise les moins favorisés.
Où l’on en revient à se demander si la justice n’est pas condamnée à n’être qu’un vain mot. Assurément, elle n’est pas une affaire simple et nos attentes sont de plus en plus grandes. Elle ne se résout ni dans la pure égalité, ni dans le simple mérite. Il n’existe pas de principe unique ni de recette miracle réglant une fois pour toutes le problème, mais une exigence lucide vers laquelle il faut tendre malgré tout pour tenter de calmer la colère du petit enfant qui en nous s’insurge et réclame justice…
NOTES
(1) G. Pérec, W ou le Souvenir d’enfance, 1975, rééd. Gallimard, 2002.
(2) F. Dubet et al., L’Expérience des inégalités au travail, Seuil, 2006.
(3) Voir « La complainte des travailleurs, entretien avec F. Dubet », Sciences Humaines, n° 179, février 2007.
(4) J. Rawls, Théorie de la justice, 1971, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1997.
(5) Source : C. Baudelot, colloque de l’ENS « Démocratie, classes préparatoires et grandes écoles ». Année des données : mai 2003. Voir www.inegalites.fr/spip.php?article162&id_mot=83

 

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